Chapitre VII

— Bonjour, je suis Larry, votre serveur, déclara Larry, le serveur. C’était un petit bonhomme maigrichon, en costume de clown ridicule, avec un badge à la poitrine sur lequel était écrit : Larry. Il enchaîna d’une voix de robot :

— Bienvenue au Clown Anxieux, le restaurant où l’on rit, même quand on n’en a pas envie ! Oh oh ! la petite famille est au complet, je vois. Alors permettez-moi de vous recommander notre « Régal des familles nombreuses » : des tas de bonnes choses frites ensemble et nappées d’une sauce exquise.

— Excellente idée ! dit le capitaine Sham, souriant de toutes ses dents jaunes. Un « Régal des familles nombreuses » pour une gentille petite famille : la mienne.

— Euh, je prendrai seulement de l’eau, dit Violette.

— Moi aussi, dit Klaus. Et un verre de glaçons pour ma petite sœur, s’il vous plaît.

— Et pour moi, un grand crème, commanda Mr Poe. Avec du lait écrémé, je vous prie.

— Oh ! Mr Poe ! protesta le capitaine. Partageons plutôt une bonne bouteille, vous et moi ! Un grand vin rouge, qu’en diriez-vous ?

— Euh, non merci, capitaine. Jamais pendant mes heures de bureau.

— Mais c’est un repas de fête ! plaida le capitaine. Buvons au moins à la santé de mes trois nouveaux enfants. Pas tous les jours qu’on devient papa, que diantre !

Mr Poe leva les deux mains.

— Je vous en prie, capitaine. C’est un plaisir de vous voir aussi enthousiaste à l’idée d’élever les jeunes Baudelaire, mais ces enfants, comprenez-le, sont un peu tourneboulés. Ce qui vient d’arriver à leur tante…

Alors le capitaine changea à vue d’œil, plus prestement qu’un caméléon. Sa mine s’allongea de plusieurs centimètres, il écrasa une larme sous son bandeau et dit avec des trémolos :

— Moi aussi, vous savez, je suis tourneboulé. Tout retourné. Chamboulé. Pauvre chère Agrippine. C’était l’une de mes plus précieuses amies. L’une des plus anciennes aussi.

— Vous l’aviez rencontrée hier, rappela Klaus. Sur le marché.

— Oui, on jurerait que c’était hier, soupira le capitaine Sham. Mais en réalité, c’était il y a des années. Nous nous étions connus à un cours de cuisine. Nous étions partenaires de fourneau dans la section « Pâtissiers confirmés ».

— Partenaires de fourneau ? se récria Violette. Avec tante Agrippine ? Sûrement pas ! Tante Agrippine avait la phobie des fourneaux. L’idée de s’approcher d’un fourneau allumé suffisait à l’épouvanter. Jamais elle n’aurait pris de cours de cuisine, sauf peut-être pour des salades crues ou des soupes glacées.

— Nous étions très vite devenus amis, poursuivit le capitaine imperturbable. Un jour, je me souviens, elle m’avait dit : « Julio, si jamais j’adoptais des orphelins et si, par la suite, je venais à disparaître, jure-moi que tu les élèverais à ma place. »

— Quelle histoire navrante, dit Larry, et chacun se retourna pour le retrouver planté là, crayon en suspens au-dessus de son carnet de commandes. Pardon, m’sieurs-dames, je n’avais pas saisi qu’il s’agissait d’une occasion triste. En ce cas, permettez-moi de vous recommander plutôt notre « Remonte-moral au fromage » : c’est un croque-monsieur au cheddar sur lit de frites, avec sourire en ketchup et deux yeux en rondelles de cornichon. De quoi vous rendre le sourire, garanti par la maison !

— Riche idée, Larry, déclara le capitaine. Cinq « Remonte-moral au fromage », cinq !

— Ça roule ! promit le serveur, et il disparut enfin.

— Soit, se résigna Mr Poe. Mais ensuite, capitaine, j’ai des papiers importants à vous faire signer. Ils sont là, dans ma serviette, nous les examinerons sitôt après manger.

— Et les enfants seront à moi ?

— Vous en aurez la tutelle, oui, dit Mr Poe. Naturellement, la fortune Baudelaire reste entièrement gérée par ma banque jusqu’à la majorité de Violette.

Le capitaine Sham arqua son sourcil.

— Fortune ? Quelle fortune ? Jamais entendu parler de fortune.

— Doumpiche ! s’écria Prunille, ce qui signifiait à l’évidence : « Grand menteur ! »

— Les parents Baudelaire, expliqua Mr Poe, ont laissé une immense fortune, dont les enfants hériteront à la majorité de Violette.

— Ah baste ! dit le capitaine. Une fortune ? Aucun intérêt pour moi. J’ai mes bateaux, voyez-vous. Loin de moi l’idée de toucher à un seul de ces sous.

— À la bonne heure ! se réjouit Mr Poe. Car de toute manière vous ne pourrez pas y toucher. Pas à un centime.

— C’est ce qu’on verra, marmotta le capitaine très bas.

— Pardon ? demanda Mr Poe.

— Cinq « Remonte-moral au fromage », cinq ! annonça une voix de robot, et Larry réapparut avec la commande sur un plateau, cinq croque-monsieur grimaçants, tout dégoulinants de graisse. Bon appétit, m’sieurs-dames !

Comme la plupart des restaurants bardés de ballons et de néons clignotants, le Clown Anxieux servait une cuisine infâme. Mais les enfants n’avaient rien avalé depuis la veille, et rien mangé de chaud depuis des jours. Aussi, malgré l’angoisse et malgré le chagrin, ils se découvrirent très vite une faim de loup. Un ange passa au-dessus de la table – simple façon de dire que tout le monde se tut –, suivi d’un vol d’anges au complet. Puis Mr Poe entreprit de raconter une histoire assommante, qui s’était déroulée à sa banque. Mr Poe était tellement occupé à raconter, Klaus et Prunille tellement occupés à faire semblant d’écouter, et le capitaine Sham tellement occupé à s’empiffrer qu’aucun d’eux ne vit à quoi s’occupait Violette.

Un quart d’heure plus tôt, en enfilant son manteau, là-haut, chez tante Agrippine, Violette avait senti une bosse dans sa poche. Les pastilles ! Les pastilles de menthe offertes par Mr Poe, sur le quai de Port-Damoclès ! C’est alors qu’elle avait eu une idée, une idée pour inventer du temps. Et à présent, tandis que Mr Poe débobinait son récit embrouillé, Violette ouvrait – tout doux, tout doux – le sachet de pastilles au fond de sa poche.

Allons bon ! c’étaient de ces pastilles enveloppées chacune dans du papier de bonbon crissant. Mains sous la table, en catimini, Violette entreprit d’en déballer trois, en faisant tout son possible pour empêcher le papier de crisser (de ce crissement si exaspérant au cinéma ou au théâtre, surtout quand ce sont les bonbons du voisin et qu’on n’a rien pour rendre la pareille).

Enfin, Violette se retrouva avec trois pastilles de menthe sur les genoux, au creux de sa serviette. Toujours en catimini, elle en glissa une sur la serviette de Klaus, une autre sur celle de Prunille. Chacun d’eux, sentant quelque chose, baissa les yeux et, à la vue d’une pastille de menthe, décida que Violette venait de perdre la tête.

Moins d’une minute plus tard, tous deux avaient compris.

Lorsqu’on est allergique à une chose, mieux vaut éviter de fourrer cette chose dans sa bouche – surtout en cas d’allergie aux chats. Mais Violette, Klaus et Prunille savaient qu’il y avait urgence. Il leur fallait du temps, du calme et du silence pour tenter d’y voir clair et de déjouer les plans de l’infâme capitaine Sham. S’offrir une crise d’allergie est certes un moyen violent et assez peu plaisant de s’assurer un moment de tranquillité, mais les enfants n’en voyaient pas d’autre. Aussi, profitant d’un instant où Mr Poe et le capitaine n’avaient d’yeux que pour leur assiette, tous trois enfournèrent les pastilles dans leur bouche et attendirent.

Les allergies Baudelaire étaient connues pour leur fulgurance, et le résultat ne se fit guère attendre. En trois minutes chrono, Violette se couvrit de plaques rouge vif qui la démangeaient furieusement ; la langue de Klaus se mit à enfler comme un soufflé ; et Prunille, dont c’était la première pastille de menthe, se couvrit de plaques rouge vif et sentit sa langue enfler.

Mr Poe acheva de conter son histoire fleuve. Alors seulement il s’aperçut que quelque chose clochait terriblement.

— Mais… les enfants ! Dans quel état vous êtes ! Qu’est-ce qui vous arrive ? Violette, tu es couverte de plaques rouges ! Klaus, tu as la langue tout enflée, à moitié sortie de ta bouche ! Prunille, tu as les deux à la fois !

— Sans doute une allergie à quelque chose qu’on vient de manger, dit Violette.

— Bonté divine, s’émut Mr Poe, les yeux sur une plaque rouge qui prospérait à vue d’œil sur le poignet de Violette.

— Respirez bien à fond, voilà tout, conseilla le capitaine Sham sans lever les yeux de son assiette.

— Je me sens vraiment mal, dit Violette, tandis que Prunille se mettait à pleurer. Je crois que nous ferions mieux de rentrer à la maison et de nous étendre un peu, Mr Poe.

— Renversez-vous contre le dossier de votre chaise, ça suffira bien, grogna le capitaine Sham. Aucune raison de partir comme ça au milieu d’un repas.

— Capitaine, dit Mr Poe, ces enfants sont vraiment mal en point. Violette a raison, il vaut mieux qu’ils rentrent. Je vais payer l’addition et les raccompagner là-haut.

— Oh ! pas la peine ! dit Violette très vite. Nous allons prendre un taxi. Restez ici, tous les deux, et réglez les détails à régler.

Le capitaine Sham lui jeta un regard aigu.

— Vous laisser partir seuls ? dit-il d’un ton sombre. Jamais.

— Vous savez, lui rappela Mr Poe, nous avons en effet des monceaux de formulaires à remplir. Et ce n’est pas comme s’il était question de les laisser seuls longtemps.

Tout en parlant, il regardait son assiette à moitié pleine ; il lui en coûtait de l’abandonner pour aller jouer les nounous.

— Nos crises d’allergie ne sont jamais très graves, dit Violette en se levant de table, imitée de ses cadets à la langue en ballon. Nous allons juste nous allonger une heure ou deux. Pendant ce temps-là, vous autres, finissez tranquillement de manger. Quand vous en aurez terminé de vos papiers, vous reviendrez nous chercher.

Le capitaine Sham leva vers eux son œil luisant, plus luisant encore que dans tous les souvenirs de Violette.

— Comptez sur moi, dit-il. Je viendrai vous chercher. À très, très bientôt.

— À tout à l’heure, les enfants ! dit Mr Poe. Et remettez-vous vite. Si vous saviez, capitaine, nous avons un courtier, à ma banque, qui fait de spectaculaires crises d’allergie. Tenez, pas plus tard que lundi dernier…

— Vous partez déjà ? s’étonna Larry en croisant les enfants qui boutonnaient leurs manteaux.

Dehors, le vent avait encore forci et une petite bruine poissait les pavés de poussière d’eau. L’ouragan Herman approchait. Pourtant, les enfants trouvaient bon d’être sortis du Clown Anxieux, et pas seulement parce que ce restaurant criard (« criard » signifie ici : « bourré de néons, de ballons et de serveurs détestables ») était littéralement bourré de néons, de ballons et de serveurs détestables. Non, ils étaient soulagés parce qu’ils venaient de s’inventer un peu de temps, du temps rien que pour eux, et qu’ils en avaient besoin jusqu’à la dernière seconde.

 

Ouragan sur le lac
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